Nati ou le RBI

« Hééé Nat t’es rentrée en Suisse, tu vas pouvoir voter pour le RBI ! »

« Heuuu what ? »

J’étais partie dans l’idée de ne plus revenir. Enfin pour un bout de temps en tout cas. J’avais conscience que c’était un peu fou : quitter un pays comme la Suisse, mais quelle idée ! D’ailleurs les Londoniens ne s’en remettent pas « what the hell are you doin’ here mate ? You’re from the best country on earth ! ».

The best country on earth, putain de responsabilité ça ! Depuis que j'étais gosse, on nous répétait qu'on était chanceux d'être Suisse, mais bon je ne réalisais pas vraiment. Longtemps c’était juste un lieu où j’ai grandi duquel je rêvais d’échapper dès que j’en aurais l’âge légal.
La reconnaissance pour mon pays si particulier ne m’est venue qu’en voyageant. Je vais éviter de balancer une de ces citations sur fond de coucher de soleil mais c’est bien ce qui s’est passé : le voyage m’a donné une nouvelle perspective sur mes origines.

Je me rendais enfin compte de la chance incroyable de venir d’un endroit aussi sûr avec une qualité de vie incomparable. Mais un truc encore plus étrange m’est arrivé : je ressentais pour la première fois une sorte de fierté d’être Suisse. D’être citoyenne de cet étrange petit pays oublié au milieu de l’Europe où l’on a fait de la diversité des langues et cultures une force. Où l’on a tous la possibilité de participer aux décisions politiques, si minimes soit-elles.

 « It’s said Swiss only become Swiss upon leaving the country .» Eric Weiner, The geography of happiness

Huit mois que j’avais quitté ce petit paradis. Je pensais seulement rentrer une fois la moitié de mes rêves accomplis, mais quand tu commences à écouter du Bastian Baker à longueur de journée et dévaliser les rayons de « swiss gruyere » chez TESCO tu sais qu’il est temps de faire un saut à la maison.

 

Et il a fallu que je débarque en plein débat sur le RBI. Pour amis Français et autres non Suisses, la version courte c’est qu’on est appelé à voter sur l’idée d’un Revenu de Base Inconditionnel qui serait versé à chaque citoyen de la naissance jusqu’à la mort. Oui ça semble complètement fou. Mais ça fait bien trop longtemps que je m’efforce de vivre « outside the box »  pour ne pas être intriguée par l’idée. D’ailleurs Léo mon ancienne copilote de géographie m’a vendu les arguments comme un chef. M’enfin c’est bien connu, l’ironie des géographes c’est qu’on n’a pas les pieds sur terre. Alors j'ai demandé l'avis des autres.

« Et toi maman, t’en penses quoi ? »

« Je ne sais pas ma chérie, ça fait trop appel à mon côté paresseux. Si je recevais une telle somme, jamais je n’aurais travaillé ! » dixit Maman, celle qui en plus de son travail prend des cours à l’uni, se rend à toutes sortes de conférences, séminaires et trouve encore le temps de m’envoyer des tonnes d’articles entre ses cours de yoga ou ses après-midi de vélo.  J’ai pas l’impression que si elle devait soudain arrêter son travail (qu’elle n’aime plus du tout – sorry mum, on le sait toutes les deux) elle irait droit direction mcdo pour passer ses journées devant la télé.

L’affiche « du gros paresseux » m’a fait sourire. Je comprends mieux pourquoi à l’uni on insiste pour différencier la cause de la conséquence. Je suis pas dupe les gens, jviens de passer 3 mois aux States et j’habite à Londres. Ici comme là bas,  on travaille énormément avec à peine une semaine de vacance par année. Je me souviendrai toujours de cette Américaine qui me parlait de sa vie:

« Basically, all you do is work, right ? »

« Yes, yes, but what else is there in life ? Beside work ? ».

Le culte du travail, une facette des States que j’ai vite appris à connaître.

Et le 1er pays premiers en matière d’obésité. La processed food est d’ailleurs le seul type de bouffe qui s’accorde à ce mode de vie : bourrée de sucre, histoire de nous rendre accro et sur-consommateurs. Après avoir bossé toute la journée dans un job que tu n’as pas choisi et que tu rentres chez toi épuisé, tout ce que tu arrives à faire c'est allumer la télé et commander un fast food en espérant qu’au moins les bras de Morphée puissent t’emporter ailleurs.
Même ma maman la super-woman après une journée de 12 heures trouve tout juste l’énergie pour s’asseoir devant le petit écran.
Quand tu passes tes journées enfermé dans un bureau sans la lumière du soleil, que tu rentres crevé sans avoir le temps ni la force de cuisiner, difficile de rester en bonne santé. 
 

Le docteur Hyman qui tente de montrer aux Américains comment se sortir des ravages de la « diabésité » (à lire diabète + obésité, bientôt première cause mondiale de décès !) énonce qu’il suffirait de très peu d’ingrédients pour un humain en bonne santé : « des aliments non transformés, frais, sains, pleins de nutriments, de la lumière, de l’eau, de l’air, du mouvement, du rythme, de l’amour, les relations aux autres, une motivation et un sens à la vie ». Trop de Sucre, Marc Hyman, 2012

« Un sens à la vie? Mais c’est flippant ça ! Et si je n’en avais pas ? Et si ma présence sur terre n’avait pas tant d’importance ? Et si je ne trouvais jamais comment donner un sens à cette vie ?»

Alors on préfère courir et s’enfermer dans des carrières qui ne satisfont qu’à moitié pour éviter d’être confronté à ces questions. C’est peut-être ça qui te fout les boules, au fond, si enfin on te donne le temps d’y penser. Tu sais la grande affiche installée à Plainpalais « What would you do, if your income were taken care of ? »
Plutôt terrifiante comme question si tu n’a jamais pris le temps y réfléchir, trop occupé à joindre les deux bouts, ou enfermé dans un job qui rapporte bien et que l’on ose pas quitter par peur de se retrouver comme les premiers.

Parce que oui, le RBI ce n’est pas de l’argent qu’on t’offre, mais la plus précieuse de toutes les ressources : du temps.   
 

J’ai récemment lu le Best Seller de Harari, « Sapiens ».

En deux mots sa théorie est la suivante : si nous les Homo Sapiens avons eu le pouvoir sur les reste des animaux, c’est grâce à notre imagination. Non seulement nous sommes la seule espèce à l’intégrer activement dans notre vie quotidienne, mais nous sommes capable de le faire collectivement. On peut coopérer extrêmement efficacement avec des milliers d'inconnus tant que tous croient en la même fiction. C’est pour ça qu’on a pu construire des pyramides, établir des sociétés avec lois,  se battre au nom de nations ou de religions. Comme tout pouvoir, il vient avec ses responsabilités : selon la fiction choisie, les conséquences en sont dramatiques.
La pire arnaque de l’histoire selon lui : la révolution agricole. Avant ça on devait bosser max une vingtaine d’heure par semaine à faire la cueillette, chasser du gibier et le reste du temps s’occuper des enfants, regarder les nuages passer. Et puis on a découvert l’agriculture qui rendait possible de nourrir plus de monde. Oui il fallait y passer un peu plus de temps, mais ça en vaut la peine pour tout ce qu’on peut produire ! Et puis soudain il était trop tard, le piège s'était refermé. Il fallait désormais dédier toute son énergie et son temps à s’assurer que ces champs interminables offrent une récolte suffisante pour une population toujours croissante. Selon Harari c’est ce qui explique qu’aujourd’hui encore, il nous semble parfaitement « normal » de passer les 80 % de sa vie à travailler, trimer plus pour produire plus, en rêvant de ce futur hypothétique où l'on ferait tout ce qu'on a pas pu faire avant.

Mais l’essentiel à retenir de la théorie de Harari, c’est que la direction de l’humanité tient parfois à pas grand chose. Qu’il ne faut pas sous-estimer cet étrange facteur qui nous différencie des autres animaux : le fait d'intégrer tous types de fictions dans ce que nous appelons avec un peu trop d'assurance "la réalité". Les arguments contre le RBI semblent censés, ancrés dans cette réalité qui est la notre actuellement. Mais on oublie de regarder d’où vient cette réalité et qu’elle est dirigée par de nombreux mythes qui la constituent, dont le plus grand d'entre tous: l'argent.
 

« In order to change an existing imagined order, we must first believe in an alternative imagined order. »

Yuval Noah Harari, Sapiens: A Brief History of Humankind, 2011

 

Alors peut-être que cette idée du RBI manque de précision, qu’elle trop idéaliste pour certains.  Mais le RBI a l’avantage d’offrir cet « alternative imagined order».  

 

« An imagined order » où l’on aurait du temps.

Le temps de former nos valeurs.

Le temps de penser à ce qu’on veut faire de ce p'tit bout de voyage sur la terre.

Le temps de réaliser que l’on peut agir pour rattraper les dégâts déjà causés.

Le temps de trouver un autre moyen de vivre pour que peu à peu tous les habitants de la planète aient à leur tour… ce temps.


Et plus important encore, nous avons besoin de ce temps. Car pendant que l’on fait ce qu’on peut pour vivre dans la seule réalité que l’on connaisse, on sait que ceux qui l’ont ce temps, du moins ceux qui ont les ressources pour le prendre ne savent pas toujours en faire bon escient. On devrait tous être présents pour participer au destin de notre espèce et notamment aux débats éthiques sur les progrès à venir.
Le RBI serait nécessaire parce que ton job risque d’être remplacé par une machine. Mais c’est bien plus que ça.

Notre façon de vivre va être bouleversée à toute vitesse par la technologie. Par ce désir humain inné d’en vouloir toujours plus, d’aller plus loin. Est-ce vraiment sage de laisser le destin de notre espèce à un petit nombre d’individus ? Harari conclut son livre en rappelant qu’il faut plus que jamais se poser la question « what do we want ? » innover, produire toujours plus certes mais comment et pourquoi ? Dans quel but ? Cela va-t-il nous rendre plus heureux ? Sera-t-on jamais satisfait ? Difficile de trouver ces questions importantes si elles nous paraissent hors de portée. Or, elles n’ont pas à l’être.

 

Ceux qui lisent mon blog se souviennent peut-être de mon histoire avec un futur martien. Pour ceux qui veulent savoir comment on vivra sur mars, (ce qui risque d’arriver avant l’introduction d’un RBI en Suisse, ha !) un petit aperçu ici.

Quand je lui disais « mais ce ne serait pas mieux avant d’y aller d’avoir construit un monde meilleur sur notre première planète ? » il me répondait : « Impossible, l’histoire l’a montré ! »

Je ne suis pas d’accord. Je pense surtout que l’histoire a montré la puissance de croire en une réalité « fictive ». Que si enfin le temps nous est donné pour trouver ensemble une fiction alternative, le changement est possible.

S’il y a une chose que les voyages m’ont enseigné c’est que la grande majorité des êtres humains aspire à un monde meilleur. Que ce soit ces jeunes qui partent en Syrie, ou ceux qui descendent protester dans les rues. Les ravages des conflits actuels sont encore terribles, mais dans toute l’histoire de l’humanité, il n’y a jamais eu si peu de guerres.  Je ne pense pas que ce soit naïf de penser que si l’on avait les ressources pour se mettre d’accord sur une nouvelle réalité, elle serait réussie. Thomas Friedman le montre dans son livre « The world is flat » : avec l’arrivée d’Internet les rapports de force s’aplanissent et l’individu réalise enfin qu’il a un rôle important à jouer. C’est une époque sans précédent, et c’est maintenant qu’il faut agir.

Je suis fière d’être Suisse. Et je pense que s'ils y en a qui peuvent commencer une nouvelle façon de vivre, ce sont nous, les Suisses.  Tu sais dans les avions quand ils disent de d’abord mettre son masque de sécurité, avant d’aider les autres ? Pour moi c’est un peu ça notre responsabilité, en tant que « best country of the world ».  

 

Dans cette nouvelle réalité on aurait compris que notre rôle à chacun est important, parce que pour une fois, on aurait le temps. On ne s’inquiéterait plus de comment survivre à chaque fin de mois, mais de comment agir pour transformer le monde qui nous entoure. On aurait le temps de comprendre d’où vient la peur de la différence. Ce ne serait plus seulement à l’école de prendre en main l’éducation, mais à tous ces autres qui ont enfin le temps. On aurait le temps de lire, de penser, de discuter avec tous types d’individus qui nous offrent d’autres perspectives sur le monde. On aurait le temps de danser, de cuisiner, de rire, de méditer, de cultiver son potager (au sens propre comme figuré !). On aurait le temps d’agir pour les causes qui nous tiennent à cœur plutôt que de blâmer ce qu’on ne peut pas contrôler. On aurait le temps participer activement aux décisions qui changent notre destin à tous.
 

"Mais qu'est-ce qui te dit que c'est ça qu'on fera?"

Parce que je choisis de croire au meilleur chez l'être humain. Parce que si tu nais dans une société où tu es encouragé à passer du temps avec les gens que tu aimes, à suivre tes rêves et faire partie du changement, difficile de cultiver la haine, l'avidité et la soif de pouvoir. (Ca demanderait trop d'énergie, et on l'a bien compris hein, l'Homme est paresseux :p)
Le mot Utopie ne signifierait plus "lieu qui n'existe pas".
Car l'Utopie serait là où sont les humains, ceux qui se seraient enfin posé la seule question déterminante pour le reste de l'humanité: "What do we really want?"

Et quand on prendrait le temps d'admirer un nouveau né, ce petit terrien ou futur martien, c'est par un simple sourire qu'il nous le confirmerait: que même si sa présence dans cet immense univers reste l'un des plus grands mystères, sa place pour rien au monde il ne l'échangerait.