Nati ou les 9 Vies des Chats

« What would you say if I kiss you right now ? »

C’était le moment dont j’avais rêvé depuis bien trop longtemps. Le scénario que j’avais si souvent espéré ces dernières semaines que je ne savais plus très bien si je venais de m’imaginer ces quelques mots. Tous les deux sur le toit d’une ville nord-américaine à admirer la skyline sous la pluie. Ca ne faisait aucun sens. Dès notre première rencontre j’ai su qu’il ne se passerait rien entre nous. Il avait une petite amie de longue date qui l’attendait dans son pays natal, et je partageais avec lui chacun de mes désarrois amoureux. Je lui racontais mes coups de cœurs, ces nombreux rendez-vous que je collectionnais presque comme par habitude, et mes vains espoirs d’y trouver plus que de courtes histoires que je ne n’avais jamais vraiment envie de faire durer. Je partageais avec lui les détails croustillants de chacune des rencontres, et les nombreuses maladresses que je tentais tant bien que mal de réparer avec un sourire et mon french accent. Il me parlait de sa vision des relations amoureuses, son désir de rester en contact avec chacune des filles avec qui il avait partagé sa vie, et la rencontre avec sa copine actuelle qui était si différente des autres. Elle avait sans doute compris qu’elle avait affaire à un homme d’un genre particulier. Avec ses yeux rieurs et son éternel sourire, bon nombre de ses interlocutrices ne savait trop sur quel pied danser.

« Ah, c’est un ami à toi ? Mais il draguait toutes les filles l’autre soir ! »

Je souris à cette remarque. « Non, non, pas vraiment ! enfin si peut-être. C’est pas clair avec lui, il est toujours comme ça. »

C’était mon partenaire de crime, celui à qui je confiais mes moindres doutes, et qui avait promis de m’aider avec les grandes décisions de la vie. Ensemble on s’était essayé aux dérives du cannabis, légal dans l’Etat de Washington. Cette nuit-là, comme un signe avant coureur, un ami m’avait envoyé un article qu’il venait d’écrire pour son blog avec le titre provocateur : can men and women be just friends ?  Sous l’emprise de la drogue et du litre de bière partagé quelques heures plus tôt, je semblais un peu perdue. Oui, on était amis. Non, il n’y avait pas d'attirance physique entre nous. Et puis je faisais quelques centimètres de plus que lui ! Pourtant jamais quelqu’un n’avait su être présent à mes côtés comme il ne l’avait été. Et peut-être parce que je savais qu’il n’attendait rien en retour, je lui avais rapidement fait confiance.

 

Skyline

« Nat, je me pose beaucoup de questions en ce moment. Prendre cette année sabbatique a été la meilleure décision de ma vie, jamais je ne me suis autant amusé ! Pourtant je me demande ce que serait ma vie si j’avais décidé de la vivre autrement ? Si je n’étais pas avec ma copine ? Si je n’avais pas toujours fait de ma carrière une priorité ? »

« Je crois que c’est normal de questionner ce genre de chose. Pour moi c’est l’inverse. Je me demande ce que serait ma vie si j’avais choisis une carrière définie ? Si j’avais décidé de rester en Suisse et de trouver quelqu’un avec qui construire un futur ? Mon plus grand malheur depuis toujours, c’est de réaliser que jamais on ne pourra vivre des centaines de vies différentes. Pourtant c’est ce que je tente de faire à travers ces expériences à l’étranger. Changer de lieu, se recréer une identité, un cercle d’amis… une nouvelle vie. Et tout recommencer. »

« I was on the train looking through the window at the houses, the places. Thinking of all the lives that we could live, all the people that we could meet. » Girl in a hostel, London

La pluie tombe de plus belle. Dans le loft sur le toit, une fête bat son plein. La chanson de Sean Kingston « Beautiful Girls » s’échappe de l’enceinte. J’avais 18 ans quand je l’ai entendue pour la première fois, cet été au Sénégal. On s’est déchainé dessus tous les soirs dans un bar de la ville de Saint-Louis. Je me souviens de ce jour dans le taxi où j’ai quitté ce cocon sénégalais. Ma première expérience seule à l’étranger. La promesse que je m’étais faite de renouveler ce mode de vie sans jamais m’arrêter.

 

@ Saint-Louis, Sénégal


Il y a 3 ans à Moscou j’ai rencontré l’Italienne. Cette femme sans âge, petite et mince, une cigarette électronique entre les doigts qu’elle porte régulièrement à ses lèvres de façon très sensuelle. Un soir je décide de partir à la découverte de la vie nocturne moscovite avec les Scandinaves qui partagent ma chambre et je l’invite à se joindre à nous.

« Avec plaisir ! Je connais un bar sympa, suivez-moi ! »

Elle nous entraine dans les petites ruelle de la capitale, jusqu’à l’entrée de l’établissement. Deux immenses macaques gardent férocement l’entrée. Ils saluent la jolie Italienne d’un signe de tête. On emprunte alors des escaliers sombres qui mènent au sous-sol. Une fois à l’intérieur, j’ai l’impression de pénétrer dans un autre monde. Les murs en pierre font l’effet d’une cave, mais spacieuse et accueillante. Des soutien-gorges sont suspendus au plafond. Les rires sonores des Russes qui refont le monde autour de quelques Baltikas se mêlent à la musique rock. L’Italienne sourit au barman qui la reconnaît immédiatement et se penche pour lui faire un baisemain. Puis on la suit vers la salle du fond, où trois Russes de la quarantaine jouent aux cartes autour d’une bouteille de vodka.

 

@ Bar local, Moscou


« Les gens semblent vous connaître ici ! »

« J’ai habité à Moscou, il a deux ans. J’habite à Hong-Kong maintenant, mais j’aime rendre visite à mes amis en Russie de en temps. »

Cette femme m’intrigue. Et je ne suis pas la seule, la tablée entière est sous son charme.

« Vous êtes tous si jeunes ! Profitez, le temps passe vite. » dit-elle sur un ton nostalgique en tirant sur sa cigarette. 

« On peut vous demander votre âge, si c’est pas indiscret ? »

« Mon âge ? Vous avez, l’âge n’est qu’un nombre. J’ai 50 ans, mais je me sens bien plus jeune. Pourtant la vie, je l’ai vécue. Avec passion, rage, que sais-je, mais toujours avec cette même intensité, cette soif de vivre, d’expérimenter, d’aimer. La vérité c’est que je n’en pas vécu une seule de vie, mais neuf, comme les chats. Et je n’ai aucun regret. »

Puis elle se met à raconter. Sa fugue à l’âge de 16 ans, où elle fait du stop jusqu’en Irlande. Ses années irlandaises, ses jobs improvisés, son retour en Italie. Sa passion pour la linguistique, son poste de professeur à Hong-Kong. Les drogues, l’alcool. Une jeunesse qui n’en finit pas, une détermination à vivre toujours plus passionnément, dangereusement, à 100 à l’heure. On l’écoute parler toute la soirée, alors qu’elle revit ses neuf vies avec nostalgie.

Plus tard j’ai repensé à cette femme, ses périples, la forte impression qu’elle avait laissée au groupe. Comme si la vie que chacun d’entre nous avait vécu jusqu’alors n’était que trop banale, si pâle à côté des siennes, de ses nombreuses vies.
Le lendemain j’en reparle avec Romain, mon compagnon de voyage rencontré quelques semaines plus tôt en Pologne :

« Mais Nat, tu sais au final cette femme est bien seule. Elle n’a pas d’enfants, pas de famille. No place that she can call home»  

Dans la vie on ne peut pas tout avoir.

Sur le toit la pluie continue de tomber. On se réfugie tous les deux sous le même parapluie. En entamant la deuxième bière, je lui parle des 5 regrets des mourants.

« C’est une infirmière qui a travaillé avec des personnes âgées sur le point de mourir. Elle a écrit un bouquin sur les regrets les plus communs. Je me souviens plus très bien des cinq, mais y’en a un c’est de pas assez voyager. Et puis l’autre, ne pas avoir dit je t’aime à ceux qui comptent. »

« Well… you’re pretty cool Nat! You know, when I’m around you I feel like I.. came home. »

@ Street Art, Rejkyavik, Icelande

“For the two of us, home isn't a place. It is a person. And we are finally home.” Stephanie Perkins


Je me suis toujours demandé si l’âme sœur existait. S’il y avait réellement quelqu’un sur cette terre qui nous était destiné.
Selon la mythologie grecque, les êtres humains possédaient à l’origine quatre bras, quatre jambes, et une tête à deux visages. Mais leur force menaçaient les dieux. Zeus les sépare alors pour toujours, condamnant ainsi les deux être à passer leur vie à tenter de se retrouver : to become complete once again.

Est-ce que c’est ça l’âme sœur ? Feeling like I.. came home ? 

L’année prochaine il sera marié. Il retournera dans son pays natal, avec ses proches, ses ambitions, son sens des responsabilités. Ses repères. Il vivra heureux pendant très longtemps, avec trois/quatre gosses et beaucoup de bonheur. Il continuera à partager son temps entre ses loisirs et sa famille tout en évoluant avec confiance dans son entreprise. Pour leur 25 ans d’anniversaire, il fera une surprise à sa femme si aimante qui a su l’attendre. Celle qui aura été là pour lui même dans les moments les plus difficiles, et qui a toujours su pardonner ses écarts.

Et peut-être que je continuerai à vivre inlassablement en changeant de décor. Collectionner les expériences, les pays, les langues, les carrières improvisées, les amis et les amants de passage. Les vies. Comme l’italienne. Comme les chats.

Mon défunt Kiwi, le chat le plus incroyable de la terre. J'espère que sa nouvelle vie est encore mieux que la précédente! (Bien que soyons réalistes, sans moi c'est difficile :p)

On a finit par s’embrasser. Il m’a confié qu’il en avait déjà embrassé une autre la semaine d’avant. Que sa copine était au courant. La boîte de Pandore s'était ouverte. Je n'ai pas aimé entendre ça. Peut-être que je n’étais qu’une expérience ?
Je confie alors mes doutes à une inconnue croisée dans les toilettes. En échange d'un sourire et d'un peu de dentifrice, et elle écoute patiemment mon histoire.  

« Wow girl, pas facile ta situation ! Et dire que normalement j’ai réponse à tout ! M’enfin selon moi il n'aurait pas quitté son pays s’il était sûr de ses choix. Tu vois ce que je veux dire ? Genre moi j’ai 29 ans, bientôt 30. J’ai toujours cru qu’à cet âge je serais mariée, avec la maison, le job de rêve et tout. Mais y’a 3 mois j’ai tout envoyé balader, parce qu'au fond de moi, ce n'était pas ce que je voulais. Et depuis, jamais je me suis sentie aussi bien ! Enfin bref, tout ça pour dire que dans la vie on n'est jamais vraiment sûr de rien. »

La dernière fois que je l'ai vu, il a passé la journée à m’enseigner le snowboard. J’avais peur, j’étais vulnérable et merde le snowboard c’est pas une sinécure ! Je ne voulais pas me faire mal. Je ne voulais pas tomber. Alors avec une patience infinie, il est resté la journée entière à mes côtés. L’après-midi il m’a entrainée sur le télésiège. J’étais terrorisée, comment faire pour l’arrivée ? Tout va si vite, je vais me planter ! Alors je l’ai regardé dans les yeux, et j’ai compris que j’étais foutue. Parce qu’à ce moment, plus rien n’avait d’importance. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai su que tout irait bien.

Ce que les Grecs n'avaient pas prévu dans leur histoire d’âme sœur, c’est que les être humains sont complexes. Et que parfois certaines personnes vous complètent, mais de façon entièrement différente. Que peut-être ces rencontres n'apparaissent pas pour que tous deux puissent être réunis, mais pour que chacun de leur côté, ils parviennent à resituer leur place dans ce monde. Pour mieux accepter le chemin sur lequel ils sont tous deux embarqués, mais séparément.
 

@ Cascade en Icelande

« I've become skeptical of the unwritten rule that just because a boy and girl appear in the same feature, a romance must ensue. Rather, I want to portray a slightly different relationship, one where the two mutually inspire each other to live - if I'm able to, then perhaps I'll be closer to portraying a true expression of love. »  Hayao Miyasaki

« Tu sais la partie la plus étrange ? Je ne nous vois pas ensemble. Pas maintenant. Je n’arrive pas du tout à nous imaginer tous les deux, comme un couple. Je sais pas, y’a un truc qui cloche. Je ne peux pas le voir comme un simple ami et pourtant encore moins comme un amant. J’ai bien cette image de nous, main dans la main, en paix. Seulement on est âgés. 70, 80 ans peut-être. On s’est retrouvé à la fin de nos vies.
La sienne, remplie d’amour et d’affection, de dîners d’anniversaire et repas de famille.
La mienne, pleine d’aventures et de rencontres, d’imprévus et un peu trop de solitude.
On est au Japon, à Okinawa, où le climat est agréable et les habitants vivent une éternité. Le matin on apprend ensemble la langue, le japonais c’est pas facile ! Quelle idée d’avoir choisi ce pays si étranger pour lui comme pour moi. Mais on est heureux. Certains jours on parle beaucoup, du passé, du monde, de l’univers, de la vie.  Pourtant c’est le présent qu’on maîtrise le mieux. On est dans un état de flow continu. Ce que les scientifiques estiment être le secret du bonheur. Ecouter les oiseaux en se baladant dans la partie inexplorée de l’île. Partager un verre de saké en riant aux éclats avec les autres du village. Danser autour du feu ou méditer en silence. S’endormir ensemble le soir enlacés, nos deux peaux ridées contre le tatami. Admirer parfois les étoiles à travers la petite lucarne. Sentir, enfin, que l’on n’est pas grand chose. Que l’on fait partie d’un tout. Et accepter la fin : parce qu’avec lui, même la mort m’apparaît comme le plus doux des voyages. »