Nati ou la Vie Parfaite

« J’y crois pas. J’ai réussi à brûler mes microwaves-popcorns. Sérieux les gens, comment je vais m’en sortir dans la vie ? »

Eclats de rire généraux de la tablée. Cuisiner n’a jamais été mon fort mais je pensais pouvoir maîtriser le temps de cuisson d’un paquet de popcorn au micro-onde. J’avais empesté la cuisine d’une atroce odeur de brûlé et le tiers des grains de maïs formaient une grosse boule noire dans le grand récipient que je déposais en soupirant dans la salle commune.

Quelques jours plus tôt j’ai fait la connaissance de P., un charmant local born and raised in Seattle qui semblait très enthousiaste à l’idée de faire découvrir sa ville à une étrangère. On s’était donné rendez-vous devant le Pike Place Market à 22 heures un vendredi soir pour aller voir un match d’improvisation dans le Comedy Club situé juste en dessous du marché.

Pike Place Market, Seattle

« Look ! Nos tenues sont accordées ! » m’annonce-t-il avec un grand sourire alors que je m’approche timidement.

Il a 27 ans, une énergie incroyable, des cheveux blonds vénitiens, porte un manteau élégant et me guide avec confiance à l’entrée de la petite salle de spectacle. C’est un fervent amateur de voyage mais plus amoureux encore de sa ville natale où il mène une vie sociale très active même s’il trouve toujours le temps pour aider son grand-père à décorer la maison pour Noël, ou sa mère à vendre ses chapeaux qu’elle fabrique elle-même. Ambitieux mais modeste, son nom a été cité pour la seconde fois cette semaine dans le New York Times, car en tant que conseiller financier dans une entreprise montante, il connaît aussi en détail les dessous du système américain de sécurité sociale. La vie parfaite, quoi.

«  So Nat, what are you doing in Seattle ? »

Well, good question. Je ne peux évidemment pas parler de mon espoir ridicule de voir une histoire du passé se transformer en déclaration d’amour enflammée, digne d'un des american teen movies les plus niaiseux. Lui dire que si j’y réfléchis vraiment c’était comme la majorité des choses dans la vie, plusieurs éléments qui n’ont rien en commun mais qui par chance m’ont attiré dans cette ville peu courue des Européens qui s’empressent habituellement vers New-York ou San-Francisco dans l’espoir de vivre pour quelques mois l’american way of life. Que par le plus grand des hasards, le copain d’une de mes meilleures amies m’a donné le nom d’un site internet qui propose des jobs dans le monde entier à la limite de la légalité pour lesquels on échange quelques heures de travail par semaine contre logement et nourriture. Que la seule grande ville américaine qui proposait un job en novembre était Seattle, que Seattle n’était pas que la ville où résidait quelqu’un à qui je tenais énormément, mais aussi de nombreux jeunes geek employés dans la tech industry dans des entreprises telles qu’Amazon ou Microsoft.
Et qu’à travers eux je m’étais improvisé une carrière de dating coach, car bon nombre d’entre eux avaient délaissé leur talent latent de Don Juan pour ces compétences aujourd’hui si recherchées de génies informatiques. Qu’avec mon grain de folie, mes expériences du online dating et les nombreux livres de développement personnel que j’avais consommé ces deux dernières années, je croyais pouvoir les aider à trouver une jolie jeunes femme qui les aiderait à décorer un sobre studio truffé de figurines de Star Wars et les accompagnerait dans les soirées jeux de sociétés qu’ils fréquentaient un peu trop souvent. Que j’étais aussi venue confronter mon imaginaire des States, nourri par des années de séries américaines et autres médias venus d’Hollywood. Que certes, j’avais bientôt 26 ans, venait seulement d’arriver (presque) au bout d’un Bachelor en géographie qui valait énormément pour moi mais rien pour la société, et n’avait toujours pas expérimenté les joies d’un « vrai travail » mais préférais les voyages et m’improviser un avenir hors des sentiers battus quitte à me planter royalement.  

Jeune fille rêveuse @Portland

« Je bosse dans une auberge de jeunesse en échange du logement et du p'tit déj, et à mes heures perdues j’aide des mâles célibataires un peu trop brillants pour leur propre bien, à trouver l’amour ! »

« Tu vis dans une auberge ?? Tellement chouette ! Tu dois rencontrer plein de gens intéressants ! Et puis il faut avoir les pieds sur terre pour oser partir toute seule avec des projets comme ça ! »

J’ai plus souvent l’impression d’avoir la tête dans les nuages que les pieds sur terre, mais d’une certaine façon il n'a pas tord : je ne me suis jamais sentie aussi libre et sûre de mes choix.  Quelques jours après, j’envoie un message à P.  avec une photo prise dans un bar à cocktail mexicain où je m’étais rendue avec des amis de mon cours de danse.

« My cocktail name is Peru’s last fall ?! Je viens de finir mon cours de salsa et West Coast Swing, et on est sur le point de rejoindre une social dance! How was your day ? »

« Wow ! Je suis tellement envieux de ta vie en ce moment, t'as pas idée! »

Sérieux ? Comment c’était possible ? Sur papier sa vie était bien meilleure que la mienne. Je partageais une minuscule chambre avec 5 autres tradeworkers et n’avait pour l’instant aucune perspective d’avenir digne de ce nom. Selon l'opinion de beaucoup, je faisais partie de cette catégorie de jeunes qui retardent les responsabilités de la "vrai vie" pour mieux profiter de ces années insouciantes.
Mais je m'amuse comme jamais à Seattle.  J’aime ne pas savoir où cette vie chaotique me mènera, tout en ayant une idée assez précise de ce que je compte accomplir dans les mois qui suivent. J’adore vivre dans un endroit qui me permet de parler à des dizaines d’inconnus aux parcours fascinants tous les jours. Tenter d’aider ces employés geeks aux revenus exorbitants en échange de quelques dizaines de dollars, et leur donner un confidence boost suffisant pour gérer avec succès leurs premiers rendez-vous amoureux.
J’aime même ces journées confinées dans l’auberge où je suis chargée de corvée lessive, sentir la chaleur des draps quand je les sors du séchoir et le sentiment de satisfaction que j’éprouve en admirant la pile de linge pliée avec soin. Entrainer mes pas de danses entre deux machines au son du haut parleur improvisé à l’aide d’une tasse. Avoir un stylo à portée de main pour toutes les folles idées qui me viendraient dans la laundry room, et demander l’avis sur celles-ci aux visiteurs de passages qui de temps à autres pointent leur tête à travers l’embrasure de la porte. Chanter à tue-tête des vieilles chansons françaises pendant des heures, puis transformer la petite salle en atmosphère dramatique grâce à la bande son du Seigneur des Anneaux. Regarder la pluie tomber sur le parterre gris à travers l'unique fenêtre de la pièce. De temps à autre m’en rapprocher pour observer les gratte-ciels imposants qui entourent l’auberge, et m’imaginer la vie de ces milliers d’employés qui vont et viennent derrière les carreaux opaques.

Downtown Seattle

Je n’ai pas toujours été comme ça. Je me souviens que déjà depuis toute petite, je m’amusais à choisir quel pêché capital me correspondait le mieux, et je me trouvais toujours à hésiter entre l’Envie et la Gourmandise. Mes formes un peu rondes indiquaient au monde entier mon penchant pour la bonne bouffe et le chocolat. Mais au fond de moi je savais que c’était l’Envie qui l’emportait. Seulement ça, ce n’était pas forcément évident à admettre. Envier c’est moche. C’est reconnaître que l’on n’est pas satisfait avec soi-même, et regarder de loin ceux qui semblent mener une vie si parfaite. C’est maudire sa situation oh combien terrible, et se demander pourquoi moi, c’est injuste, si seulement j’étais née dans une famille aisée, tout aurait été si facile ! Si seulement j’avais été moins timide, plus jolie, aimée de tous.
Et puis douée en math, ah oui j’aurais pu devenir une grande scientifique et participer à comprendre le pourquoi du comment de la physique quantique, avec l'espoir de trouver une explication à notre présence sur terre. Ou architecte si je savais dessiner, ou encore chanteuse si on ne m’avait pas dit lors de mon examen final de solfège que ma voix était si terrible que c’était par pitié que l’on m’avait accordée la note suffisante. Si seulement j’avais été un peu plus comme cette fille à qui tout semblait réussir, ou ce type qui si jeune avait déjà accompli bien plus que je ne le ferais jamais.
L’arrivée de Facebook et des réseaux sociaux n’a pas facilité les choses. Avoir accès chaque jour à ce que les autres veulent bien montrer de leur vie est assez pervers pour en devenir fou. Parce que sur ces plateformes tout n’est que voyages, relations amoureuses sans histoires, fêtes et accomplissements personnels. Et que comparer sa vie au fragment de la meilleure partie de celle des autres, c’est la recette idéale pour se lamenter sur son propre sort.

Belltown Coffee Shop

J’aimerais pouvoir raconter comment la rencontre avec un individu d’exception sur une montagne du Tibet aurait changé ma perspective sur le sujet. Ou comment j’aurais eu une révélation extraordinaire lors d’un incendie au milieu de la forêt au Zimbabwe qui m’aurait presque fauché la vie.

Or rien de tel n’est arrivé. Comme la majorité des choses, ce fut un long processus, un peu hasardeux et parfois difficile. Le résultat de nombreux voyages, petits jobs, lectures, discussions enflammées dans des bars et marches solitaires dans les parcs genevois. Une lente transformation de la manière dont je conçois ma propre vie, grâce à la rencontre avec des centaines d’individus de tous horizons.
Qu'il s'agisse de travailleurs de l'ONU ou de barmans, d'entrepreneurs dans une Startup à San Francisco ou de vendeurs au marché local, de traders dans une société d'investissement les plus courues ou d'artistes nomades, seuls certains sortent du lot: ils ne se ressemblent pas par leur statut ou leur situation financière, mais par quelque chose de différent. Un sentiment indéfinissable et pourtant si puissant qu'ils suscitent l'envie et la fascination auprès de toute personne dont ils croisent le chemin.

Gloden Park Beach, Seattle

Gloden Park Beach, Seattle

« Putain Nat, j’ai l’impression que ta vie est parfaite. »

Parfaite, ma vie ? C’était mon collègue du magasin de bière où j’ai bossé jusqu’en septembre cette année qui me fait cette révélation un peu absurde. Ce jeune collègue tellement beau que toutes les filles lui courent après, tellement drôle et charmant qu’il mène une vie sociale extrêmement active, tellement ambitieux et travailleur qu’il ne fait aucun doute qu’il réalisera plus rapidement que n’importe qui tous ses rêves.

Le genre de personne dont j’aurais envié secrètement la vie il y a quelques années de cela. Et pourtant, à ces yeux j’étais celle avec la vie parfaite. Moi qui habite encore chez mes parents, qui ne suis jamais dans une relation sérieuse, encore et toujours en études, avec une perspective d’avenir qui prend chaque jour la forme d’un point d’interrogation toujours plus grand. La vie parfaite.
Mais d’une certaine façon, il avait raison. J’adorais ce travail au magasin de bière. Me lancer des défis sur la vitesse avec laquelle je parvenais à ramener la marchandise du stock. Jouer les djs pour mieux surprendre les clients qui s’étonnaient de pénétrer dans un univers complètement différent selon le style de musique que l'on choisissait, entre swing, salsa, chansons traditionnelles russes, ou pop sud-coréenne. Les longues discussions avec les clients de passage, et le sourire complice des habitués.
J’aimais habiter chez mes parents, les marches au bord du lac improvisées avec ma maman, et les discussions avec mon papa sur tout et rien alors qu'il préparait le repas du soir.
Les cours à l’université tous plus passionnants les uns que les autres, et les travaux de groupes qui menaient parfois à des discussions enflammées sur tant de sujets variés.
Explorer les applications pour célibataires, et m’amuser comme une folle à me rendre à des tas de rendez-vous. Prendre le temps pour des cours de danse, conférences en tout genre, évènements divers et soirées improvisées.
Et puis lentement avancer vers des projets tous plus fous les uns que les autres.
Au final, ce qui lui a donné ce sentiment de vie parfaite, c’est l’énergie que me procure chaque jour cet état d’esprit.

La majeure partie de ma vie j’étais un peu trop familière avec la citation : «L’herbe est toujours plus verte ailleurs ». Et puis récemment j’ai lu quelque part l’alternative : « L’herbe est toujours plus verte là où on l’arrose ».
Tant que l’on a accès aux besoins vitaux et à un minimum de sécurité, le mieux à faire c'est de cultiver d'abord son propre jardin plutôt que de passer son temps à admirer celui des autres .

Homme bleu achetant des fleurs, @Portland


Il y a quelques mois, ma soeur m'a envoyé une vidéo de Vishen Lakhiani.
Cet entrepreneur passionné y explore le secret du succès, qu’il nomme the Theory of Awesomeness. Quand il venait tout juste de créer son entreprise en ligne, il gagnait suffisamment pour s’acheter un café au Starbucks chaque jour. Il s’en amusait, prenait ça comme un jeu. Il ne s'inquiétait pas vraiment de comment il parviendrait à tripler ses bénéfices, mais se réjouissait à chaque fois que ce maigre revenu lui permettait d'ajouter un sandwich à l'habituel café. Ce n’est que quand son entreprise a commencé à avoir un succès significatif que sa façon de la gérer a changé. Ce n’était plus un jeu, mais un stress constant vers la réussite absolue, sans jamais s'arrêter pour profiter de l'aventure. Durant quatre ans son entreprise a stagné, et bien que cette dernière avait pour thème la méditation, il était plus tendu que jamais.
Et puis un jour est survenu ce qu’il nomme le « mind shift ». Il a repensé sa façon de voir son entreprise, son parcours, sa vie. Il a redécouvert comment s’amuser chaque jour,  indépendamment de son chiffre d'affaire. Et comme par magie, en une année son entreprise a atteint un succès inespéré.
Il en vient alors à la formule suivante : le secret de la réussite et d’une vie incroyable c’est d’être reconnaissant pour tout ce l'on a déjà et profiter à chaque instant du présent, tout en ayant une vision déterminée pour le futur. Avoir impérativement des rêves et buts, mais être heureux maintenant tout de suite no matter what. (eh oui, c’est cheesy mais guess what : ça marche !)

« Your true greatness comes when you focus on building a life. Not a career. » Vishen Lakhiani

Pour moi c’est ça le secret de la vie parfaite. C’est trouver un moyen de sur-kiffer chaque jour de son existence. Continuer à apprendre, grandir, avancer vers des rêves aussi inatteignables soient-ils, tout en profitant du chemin qui y mène. Etre reconnaissant pour ce que l’on a déjà, s’amuser comme un gosse dans les situations les plus improbables et ne pas avoir peur de se planter pour aller toujours plus loin. Parce que même si tu ne sais pas préparer des pop-corns au micro-onde, tu peux décider de mener la vie parfaite. Que même si tu n’as pas encore réalisé tous tes rêves, tant que tu profites de là-où-t’es-maintenant-tout-de-suite, tu as bien plus de chances d’y parvenir. Parce que la vie c’est pas que des étapes comme on t’as toujours fait croire, c’est pas des paliers comme qui veut gagner des millions, mais c’est un continuum que tu peux rendre aussi excitant que tu le désires si tu décides de changer ta façon d’appréhender chaque instant tout en continuant à créer ton futur.

So here it is. Dream big. Play hard. Work harder. Et puis avant tout, enjoy every single minute of it!